Jimmy Cliff, la voix des rivières ouvertes : chronique d’une légende éternelle
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Le 24 novembre 2025, Jimmy Cliff s’éteint à Kingston, à 81 ans, des suites d’une pneumonie survenue après une crise. L’annonce, faite par son épouse Latifa Chambers, a résonné comme un choc pour des millions de fans à travers le monde. Car au‑delà de la disparition d’une légende, c’est la sensation très concrète de perdre une présence familière qui a traversé les cœurs : celle d’un homme dont la voix, les combats et la lumière accompagnaient depuis des décennies les joies, les luttes et les espoirs de tant de vies.
Icône planétaire, pionnier du ska, du rocksteady et du reggae, acteur et ambassadeur culturel avant même que l’expression n’existe, Jimmy Cliff laisse derrière lui un héritage qui dépasse les frontières de la musique. Il aura été à la fois porte-voix d’un peuple, éclaireur d’un genre et conscience poétique du monde.
Des collines de Somerton aux trottoirs brûlants de Kingston
Né James Chambers en 1944 dans la paroisse de Saint-James, au cœur d’une Jamaïque rurale, Jimmy Cliff n’est pas destiné, sur le papier, aux grandes scènes internationales.
Mais très tôt, chez ce jeune garçon de Somerton, quelque chose brûle :une obstination tranquille, une certitude intime que la musique sera plus qu’un métier — ce sera sa voie, sa manière de traverser le monde.
À 14 ans, il quitte la campagne pour Kingston. Pour beaucoup, ce serait une folie. Pour lui, c’est une évidence. Dans la capitale, il découvre l’effervescence : sound systems improvisés, studios bricolés, énergie brute d’un peuple en mutation. Là, au milieu des amplis grésillants et des vinyles qui tournent sans relâche, Jimmy Cliff trouve sa place.
À 17 ans, il enregistre “Hurricane Hattie”.Le morceau est un succès, mais surtout un signal : ce garçon n’est pas simplement une nouvelle voix. Il est déjà un passeur, un pont entre la Jamaïque intime et le reste du monde.
Faire voyager la Jamaïque : de l’île au globe
Les années 60 voient naître et exploser le ska, puis le rocksteady, avant les premiers pas du reggae. Là où certains suivent le mouvement, Jimmy Cliff, lui, contribue à le dessiner.
Ses chansons deviennent des repères, des balises émotionnelles, des manifestes chantés :
“Wonderful World, Beautiful People”, qui pose un regard tendre mais lucide sur un monde contradictoire.
“Many Rivers to Cross”, plainte universelle, prière intime, cri contenu qui traverse les générations.
“Vietnam”, titre engagé salué par Bob Dylan comme l’une des chansons de protestation les plus puissantes de son époque.
“You Can Get It If You Really Want”, qui deviendra un véritable mantra mondial de persévérance.
À travers cette série de titres, Jimmy Cliff fait plus que chanter : il raconte la dignité, la lutte, l’espoir têtu. Sa voix, souple et lumineuse, porte les rêves d’un peuple, mais touche aussi celles et ceux qui n’ont jamais mis les pieds en Jamaïque.
Il devient l’un des premiers artistes jamaïcains à s’imposer véritablement à l’international, bien au-delà des cercles de connaisseurs. Partout où il passe, il ouvre des voies. Après lui, d’autres artistes jamaïcains pourront suivre ces chemins qu’il a tracés à la force de ses chansons.
1972 : l’année où Jimmy Cliff change l’histoire de la musique
En 1972, le film The Harder They Come bouleverse la donne. Jimmy Cliff y tient le rôle principal, et prête sa voix à une bande-son qui deviendra l’une des pierres angulaires de l’histoire du reggae.
Le film montre :
une Jamaïque brute, sans fard, loin des clichés de carte postale
la réalité sociale et économique derrière les studios, les radios, les deals de rue
un artiste total : chanteur, acteur, narrateur d’un système qui broie les faibles mais nourrit la révolte
The Harder They Come agit comme un accélérateur historique. Il révèle au monde la culture jamaïcaine dans toute sa complexité et propulse le reggae hors des frontières de l’île.
Sans ce film, sans cette bande-son, Bob Marley — et avec lui tant d’autres — n’aurait sans doute pas été entendu avec la même intensité, ni avec la même rapidité, sur les scènes européennes, américaines, asiatiques.
Jimmy Cliff, par ce rôle et cette musique, devient un éclaireur. Un phare qui, depuis la Jamaïque, projette une lumière nouvelle sur la planète entière.
Une discographie comme une cartographie émotionnelle
La carrière de Jimmy Cliff pourrait remplir des volumes entiers, mais quelques titres restent gravés dans la mémoire collective :
“Many Rivers to Cross” : morceau de toutes les séparations, de toutes les traversées, de tous les recommencements. Un gospel laïc, universel.
“You Can Get It If You Really Want” : la promesse d’une victoire possible, même pour ceux qui partent de loin. Une chanson qui s’écoute comme on se redresse.
“I Can See Clearly Now” : reprise magistrale d’un titre déjà fort, qu’il transforme en rayon de soleil après la tempête.
“Reggae Night” : hymne festif, signature sonore des années 80, qui pose le reggae au cœur des soirées du monde entier.
Ces chansons ont accompagné :
des mariages et des enterrements
des combats politiques et des luttes silencieuses
des soirées à danser, des nuits d’insomnie, des matins où l’on cherche un peu de lumière
La voix de Jimmy Cliff n’a jamais été seulement celle d’un artiste ; elle a souvent été celle d’un compagnon de route.
Légion d’honneurs, mais surtout respect des cœurs
Au fil des décennies, Jimmy Cliff reçoit distinctions et décorations, dont l’une des plus prestigieuses de son pays : l’Ordre du Mérite (OM), rarement attribué à un artiste de son vivant.
Mais sa véritable couronne ne brille pas dans les vitrines officielles. Elle est dans les mots des jeunes artistes qui le citent comme référence, dans les souvenirs des anciens qui racontent ses concerts comme des moments où “tout était vrai”, dans les témoignages de ceux qui ont découvert la Jamaïque à travers ses disques.
Jimmy Cliff n’appartenait pas qu’à une scène musicale. Il appartenait à une génération, puis à une autre, puis à un monde.
Le départ d’un roi humble
Son décès, des suites d’une crise et d’une pneumonie, ne laisse pas un simple vide médiatique. Il laisse un vide humain, culturel, presque spirituel.
Ce qui frappait chez Jimmy Cliff, au-delà de la technique, c’était sa capacité à faire de la chanson un acte d’engagement. Chez lui, un refrain pouvait tenir lieu de manifeste. Une mélodie devenait un refuge. Un couplet, une bouée lancée à celui qui lutte en silence.
Sa carrière n’était pas une succession de succès. C’était une mission : raconter, élever, relier.
Un héritage qui ne s’éteindra pas
Si l’on est certain d’une chose, c’est que l’héritage de Jimmy Cliff ne disparaîtra pas avec lui. Parce qu’il a :
ouvert les portes du reggae au monde entier
incarné la Jamaïque avec fierté, élégance et profondeur
chanté l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile et de plus invincible
inspiré des millions de personnes à ne pas renoncer
montré que la musique pouvait être une forme de résistance, de foi, d’amour et de dignité
Jimmy Cliff n’est plus là, physiquement. Mais il n’a probablement jamais été autant présent.
Il est là :
chaque fois qu’un jeune artiste ose raconter sa vérité sans fard
chaque fois qu’un riddim jamaïcain traverse un océan pour faire danser une autre rive
chaque fois qu’une voix s’élève pour dire, contre tout, « You can get it if you really want »
Dans ces moments-là, c’est un peu de lui que l’on entend encore.
Jimmy Cliff —
La rivière continue de couler. La lumière continue de briller.








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