Rien n'a plus d'impact que des mots simples. Pas besoin de fioritures inutiles : "Ils ont partagé le monde, plus rien ne m'étonne. Ils ont partagé l'Afrique sans nous consulter, ils s'étonnent que nous soyons désunis ! Une partie de l'empire mandingue se trouve chez les Wolofs, une partie de l'empire mossi se trouve dans le Ghana". (extrait de la chanson "Plus rien de m'étonne", See how they cut up the world, nothing surprises me anymore. Ils ont découpé l'Afrique sans nous demander notre avis, et ils s'étonnent que nous soyons si divisés ! Une partie de l'empire mandingue s'est retrouvée chez les Wolofs, une partie de l'empire mossi s'est retrouvée au Ghana). Fidèle à son esprit panafricain de justice et de vérité historique, l'artiste reggae le plus célèbre de Côte d'Ivoire, auteur de Plus rien de m'étonne en 2004, revient ici dans une version acoustique chargée de kora avec la sensation reggae française Naâman.
Toujours aller droit au but, mais avec élégance et en restant fidèle à l'identité africaine : tels sont les principes directeurs d'Acoustic, le seizième album du natif d'Odienné, une ville proche des frontières malienne et guinéenne. L'album, essentiellement unplugged, sans ajouts synthétiques, se concentre sur l'essence organique, la poésie et les nombreux compagnons de route qui soutiennent la voix de Tiken tout au long de son parcours, pour former un cocon réconfortant en préparation des batailles à venir. Les courts intermèdes parlés, qui font partie du webdocumentaire Tiken Jah, descendant de Fakoly - produit par Pan African Music - nous rappellent les défis et les batailles de la vie de Tiken.
Les quatorze titres d'Acoustic témoignent de vingt-sept ans de carrière, commencée avec Mangercratie (1996) et complétée par Braquage de pouvoir (2022), avec l'exclusivité d'Arriver à rêver. Le producteur Jonathan Quarmby donne à cet album percutant une perspective supplémentaire en l'enracinant dans les sonorités de la Grande Afrique, laissant de côté les idiosyncrasies du reggae traditionnel, sans pour autant s'en défaire. Exit les basses lourdes, les rythmes skank et les snares, place aux guitares (Colin Laroche de Feline), au n'goni (Andra Kouyate), au balafon (Adama Dembele et Adama Bilorou Dembele), aux percussions (Tiemoko Kone), le tout agrémenté de chœurs (Wendy Engone et Julie Negblé Remy), de la kora (Cherif Soumano Mamadou), du violon soku et des tambours parlants...

L'introduction d'éléments africains est devenue un prérequis dès Coup de gueule en 2004, produit par Tyrone Downie, le claviériste de Bob Marley. "Nous ne surpasserons jamais la Jamaïque pour son reggae, mais nous savons aussi que les Jamaïcains ont créé ce son antillais avec l'Afrique dans le mélange". Cette fois, il fallait renverser la vapeur en ajoutant au son antillais un peu de la saveur du continent noir. Cela nous amène à Acoustic, où le flux, la puissance et les rythmes africains comblent merveilleusement le vide laissé par les sections de cuivres absentes.
Tiken Jah Fakoly rappelle que Bob Marley voulait être enterré en Ethiopie (ce qui ne s'est pas fait) et que ses dreadlocks soient jetées dans le fleuve Congo (ce dont sa veuve Rita Marley s'est occupée). En suivant le fil des dreadlocks, des fleuves qui mènent à la mer aux traversées des continents, la légende du reggae s'est ainsi tissée, imprégnant rapidement le monde entier. Dans la lignée du fanfaron Alpha Blondy, de quinze ans son aîné, Tiken Jah a incarné la voix de la contestation, tout comme son homologue sud-africain Lucky Dube, assassiné en 2007.
Tiken est devenu Jah en tombant amoureux du reggae et en créant son premier groupe, Les Djelis, à la fin des années 80. À la mort du président Felix Houphouët-Boigny en 1993, la Côte d'Ivoire est en proie à des luttes politiques intestines. Tiken s'est exprimé et les jeunes ont suivi. Tiken Jah, un Malinké appartenant à la caste des forgerons, s'est improvisé "griot providentiel" et a fui au Mali en 2002, alors qu'une guerre civile brutale éclatait, divisant encore davantage le pays. Ce guerrier devenu pacifiste est un descendant de Fakoly Koumba Fakoly Daaba, qui fut au XIIIe siècle l'un des lieutenants de l'empereur Soundiata Keïta, qui libéra le peuple mandigo.

"Je rêvais depuis longtemps de faire un album acoustique", confie Tiken Jah. "C'était une façon de revenir à la tradition, mais aussi de mettre en valeur les voix. J'ai rencontré Jonathan Quarmby en 2007 en travaillant sur l'album L'Africain. Il a travaillé avec Ziggy Marley, Finley Quaye, Kanye West et bien d'autres. Après L'Africain, nous avons fait African Revolution en 2010, avant Dernier Appel en 2013 et Racines en 2015. A l'époque, toutes les démos étaient acoustiques et ça sonnait très bien".
Tiken souhaitait que Les Martyrs (2000) (" Nous allons pardonner mais jamais oublier ") mais aussi Délivrance (1999) figurent aux côtés d'Enfant de la rue (2022). "La sélection des titres a été soumise à un vote démocratique et je l'ai approuvée seul ", s'amuse-t-il. "Il fallait aussi que les textes soient en phase avec l'actualité, donc une chanson comme Plus rien de m'étonne, par exemple, était incontournable".
Sur Acoustic, la voix de Tiken Jah est sublimée comme jamais, qu'elle soit en solo ou qu'elle s'enrichisse dans les refrains. Mais le chanteur-diseur de vérités n'a pas voulu faire cavalier seul. Il a convié quelques invités, notamment son " grand frère d'armes, Bernard Lavilliers, qui a amené le reggae en France, tout comme Serge Gainsbourg ". Ils reprennent Tonton d'America, extrait de l'album Coup de Gueule sorti en 2004. Cette année-là, Bernard Lavilliers avait invité l'artiste ivoirien à chanter sur le titre Question de peau qui figure sur son album Carnet de bord. Plus loin, on croise d'autres militants, le Brésilien Chico César, farouche opposant aux dictatures qui défend les racines africaines de son pays, et le Jamaïcain Horace Handy qui rappelle les histoires familières des migrants sur Africain à Paris, une adaptation chaloupée de English Man in New-York de Sting.
La chanteuse malienne Djely Tapa prête son talent de griotte à Alou Mayé (2004), ainsi qu'à Djourou (2000), tous deux en dioula, la langue mandingue de Côte d'Ivoire. L'album majoritairement chanté en français connaît une exception avec le flow langoureux du Tanzanien Tiggs Da Author, basé à Londres, qui a été sollicité pour renforcer Les Martyrs (extrait de Cours d'histoire, 2000), un titre qui a fait couler beaucoup d'encre. Le Français Mathieu Chédid, alias M, avec sa voix de fausset et sa guitare endiablée, se charge ensuite d'ouvrir les frontières, un titre écrit en 2007.
Venir armé et préparé n'exclut pas le charme. Acoustic change tout et met en avant deux vertus : la force des mots qui font mouche et le plaisir de s'en tenir aux fondements de la musique mandingue, si souple, si prenante, et finalement si reggae dans l'esprit.
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